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Reportage au coeur du quartier rouge de Tunis. Prostituée de Sidi-Abdallah-Guech (Histoires suisses 2012, par Sid Ahmed Hammouche) - Swiss Press Award

La Liberté et NZZ am Sonntag.

Photo / Histoires suisses
2012

Sid Ahmed Hammouche

Fait unique dans le monde arabe, Tunis à sa rue chaude, Sidi-Abdallah-Guech...Pour les femmes vivant de leur corps en Tunisie, la démocratie est synonyme de graves ennuis. En l’absence de policiers, l’insécurité règne, les islamistes font la loi. Dans la Tunisie de l’après Ben Ali, les prostituées sont à nouveau des pestiférées. Prostituées à nouveau pestiférées

De retour de Tunis

«Je nique ta mère!» L’insulte fuse soudain, dans cette rue sombre de Sidi-Abdallah-Guech, le quartier rouge de Tunis, à l’entrée du souk. «Je nique ta mère!», lance à une autre femme Zina, 40 ans, mère maquerelle avec six filles à son service. «Laissez-nous raconter notre calvaire. Il faut que le monde sache que dans la Tunisie d’aujourd’hui, on veut brûler les femmes...»

La tension monte autour de cette blonde décolorée au rouge à lèvres trop rouge. Aux yeux trop chargés, aux cheveux fatigués. Les autres tenancières des maisons closes situées à deux pas de la médina (Vieille-Ville) et surtout à quelques centaines de mètres de la célèbre mosquée Zitouna protestent. Elles ne veulent pas que Zina parle à un journaliste. Elles ont peur des attroupements, du voisinage, depuis qu’une journaliste de France 24 a failli se faire lyncher, crient-elles dans ce labyrinthe de ruelles très étroites qui permettent à peine à deux personnes de se croiser.

Colère des habitants

Des deux côtés s’alignent des petites chambres devant lesquelles les jeunes garçons prennent un malin plaisir à se balader pour se rincer l’œil. Les filles sont assises à la porte dans une tenue très légère, certaines ont les seins à l’air... «Il a fallu un bataillon de l’armée pour sauver cette fouineuse de la colère des habitants», tonne une autre patronne de bordel. «Ils ne veulent plus voir rôder les médias dans le coin. Et nous non plus. Il faut que cela se calme.» Mais Zina s’en moque. Elle veut parler. Justement. Dénoncer ces islamistes qui ont tenté de brûler, il y a quatre mois, ces modestes maisons closes. Une exception dans un pays musulman.

Depuis, les femmes de l’amour à 10 dinars de la capitale tunisienne sont sur les dents. Elles tremblent pour leur vie, mais aussi pour leurs affaires, en chute libre depuis le début de la révolution de Jasmin et les attaques des barbus. Des agressions fréquentes qui s’inscrivent dans le cadre d’une campagne menée par des fondamentalistes religieux dans les mosquées et sur le web. Surfant à leur manière sur la vague de liberté qui balaie la Tunisie après la chute du régime de Ben Ali, ils veulent fermer cet espace de tolérance, éclairé aux néons roses alors que dehors le soleil frappe les passants sous sa lumière écrasante.

Les clients ne s’y pressent plus comme à l’époque de Ben Ali, où l’endroit était très fréquenté. Aujourd’hui, Maya, Dora et Malika vêtues de lingeries criardes, un simple foulard sur les seins, ont beau étaler leurs charmes pour aguicher les hommes qui passent: peu mordent à l’hameçon. Elles restent de longues minutes seules. Finalement, Dora a de la chance. Un jeune homme timide, la trentaine, disparaît avec elle dans une des deux chambres aux couleurs gaies et à la décoration «style marin» avec des filets de pêcheurs qui pendulent et des queues de poissons en plastique accrochées au mur.

Un moral au plus bas

Dans les chambre carrées, il y a un lavabo et, sous un miroir, un lit lugubre. Zina nous fait visiter son petit palais et nous invite à s’installer. «On sera mieux pour parler», glisse cette ancienne prostituée avant de raconter sa galère. «Je n’ai plus le moral. Je suis très inquiète pour notre avenir surtout après l’attaque contre la rue Guech. On a peur pour notre vie. Les islamistes voulaient bouter le feu à nos maisons. Ils ont ramené des bidons d’essence. Ils ont aspergé nos portes et ont tenté de nous brûler. Ils étaient une centaine à crier «Allah Akbar (Dieu est grand). Il faut débarrasser la Tunisie des lieux de débauche.»

Sans l’aide des riverains accourus à leur secours, elle ne serait pas là, avoue-t-elle terrifiée. Soudain, Maya s’invite à la discussion. La jeune prostituée, grassouillette au maquillage pompeux, ne quitte plus désormais son lieu de travail de peur d’être agressée dans les ruelles étroites de la casbah. «C’est ça la Tunisie de la révolution démocratique. Qu’est-ce que nous avons gagné? La peur de mourir. La peur de perdre notre gagne-pain. Aujourd’hui, les islamistes nous ont déclaré la guerre sainte. Ils jouent à la chasse aux sorcières alors que nous exerçons ce métier pour nourrir nos familles et faire grandir nos enfants.»

Les affaires en berne

«Pourquoi je me prostitue? Pour soulager les hommes divorcés, les célibataires, les ouvriers...», lance à son tour Malika. «Je fais ça parce qu’il n’y a pas de travail en Tunisie pour une fille comme moi, qui n’a aucune formation. Je viens d’une famille pauvre qui n’a pas pu me payer des études. Alors, je vends mes charmes pour survivre.» Et combien gagnent les filles? «Quelques centaines de dinars par semaine» (200 fr. environ), répond Zina. Les temps sont durs. Les clients ont peur des islamistes qui surveillent l’accès au quartier. «La police qui avant nous protégeait et nous surveillait ne veut plus rôder dans le quartier. En plus, certains voisins avec qui la cohabitation se passait très bien nous tournent le dos.»

Première mesure de sécurité, certains bordels ont installé des portes en fer forgé à l’entrée. Et les clients de passage doivent taper à la porte pour entrer voir les filles. Pour Zina, la démocratie n’a ramené que des ennuis. L’insécurité règne, les islamistes font désormais la loi. Aujourd’hui nous sommes livrées à nous-mêmes.» Combien de temps, la rue Guech pourra-t-elle résister encore au rouleau compresseur des fous de dieu? Les salafistes ont déjà réussi à fermer les autres maisons closes du pays. Ils ont incendié et fermé les bordels à Sousse, Kairouan et Béja. Dans les villes de Médenine et Sfax, des prostituées ont également été violemment attaquées. Certaines se sont réfugiées à Tunis.

Chaque vendredi des tracts circulent dans les mosquées de la capitale pour réclamer la fermeture des bordels de Tunis et pas seulement. Dans les collimateurs des salafistes, il y a aussi les boîtes de nuit comme le Bagdad sur l’avenue Bourguiba où les clients viennent boire de l’alcool en compagnie de prostitués avant de monter au deuxième étage pour consommer…

Tour de vis à Tunis

A Bizerte, les islamistes sont déjà passés à l’acte en brûlant le bar restaurant l’Eden. Ils ont également fermé la discothèque Damous. Et la bataille ne fait que commencer promet Omar, barbu de 30 ans. Il porte un kamis blanc: «Nous sommes un pays musulman. Et l’islam bannit la prostitution. Comme la consommation des boissons alcoolisées. Aujourd’hui, il faut fermer ces lieux du vice et du crime. Sur le parvis de la mosquée sur la rue de la Liberté, il distribue des tracts pour mener d’autres marches pour réclamer la fermeture des maisons closes. Tour de vis en vue à Tunis. I

La rue mal famée de l’amour à 10 dinars...

Sid Ahmed hammouche

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